Nouveauté dans le paysage architectural
Dénotant dans le paysage architectural de l’époque, la statue équestre de Rama V rappelle l’esprit d’ouverture dont a fait preuve le roi tout au long de son règne. Plusieurs détails de la statue témoignent de cette modernité.
Tout d’abord, la représentation en trois dimensions est complètement inédite. La tradition voulait que le roi demeure invisible à ses sujets. A l’époque, les premières représentations du roi sont encore récentes ; elles datent du règne du père de Chulalongkorn, Rama IV, qui fit frapper des pièces à son effigie. Ensuite, dans une civilisation où l’éléphant est l’animal symbole du pouvoir royal, la représentation à cheval est elle aussi complètement nouvelle. Enfin, en se faisant représenter vêtu à l’occidentale en uniforme de maréchal, Rama V rappelle que c’est le modèle occidental qui l’a inspiré lorsqu’il a entrepris ses nombreuses réformes. Maurizio Peleggi (historien spécialiste de la Thaïlande au XIXe et XXe), considère d’ailleurs que cette statue, mais aussi celles qui seront érigées sur le même modèle dans les années suivantes, sont autant de témoignages visibles et concrets de l’esprit de modernisation qui anime les souverains du Siam au début du XXe siècle.
La tradition préservée
Pourtant, cette statue n’est pas en rupture totale avec la tradition. On notera ainsi, qu’à la différence des statues équestres occidentales qui sont généralement en mouvement, celle de Rama V est totalement immobile et le roi lui-même est figé. Pour les spécialistes, cette posture a été choisie volontairement pour former une continuité avec les représentations iconographiques de Bouddha qui lui est toujours représenté immobile. Certains pensent alors que cette similitude iconographique est une forme de déification de Rama V. D’autres préfèrent voir dans cette statue équestre "à l’occidentale" un élément parmi d’autres de la modernisation amorcée sous le règne de Chulalongkorn. Les Thaïlandais, eux, ne s’y sont d’ailleurs pas trompés et c’est au roi modernisateur du royaume qu’ils viennent rendre hommage le 23 octobre dans un pieux mélange de prières et d’offrandes.
Rama V est monté sur le trône en 1868 et à l’approche de ses 40 ans de règne, l’idée germe dans son esprit d’ériger dans Bangkok un monument commémoratif. Au début de l’année 1907, la décision du roi est prise : son monument s’élèvera dans le quartier de Dusit, qui n’est à l’époque qu’une vaste esplanade vide. (Le parlement ne sera achevé qu’en 1915). A quoi ressemblera le monument, personne ne le sait encore et lorsqu’en mars 1907, Rama V embarque pour l’Europe, rien n’est encore arrêté. Différents projets sont proposés comme une arche sur le modèle de la porte de Brandebourg, mais le roi les refuse tous. A la lecture de la correspondance royale, il apparaît que Chulalongkorn avait, dés le début, l’idée de faire ériger une statue équestre sur le modèle de ce qu’il avait vu en Italie, lors de son premier voyage en Europe en 1897. Sa visite de Versailles, au printemps 1907, achève de le convaincre. Comme Louis XIV, le monarque absolu, dont la statue trône dans la cour d’honneur du château, Rama V marquerait aussi Bangkok de son emprunte avec sa statue équestre. C’est donc en France que Rama V fait réaliser sa statue. A la mi-juin 1907, le voici posant pour le sculpteur Georges-Ernest Saulo dans les ateliers de fonderie des frères Susse, boulevard de la Madeleine à Paris. Lui, qui détestait les séances de pose, est absolument enchanté de la qualité du travail des artistes français. Dans une lettre à sa fille la princesse Nipha Nobhanol, il écrit : "Je dois reconnaître que les sculpteurs français travaillent plus vite que les italiens et le rendu de leur travail est d’emblée ressemblant". C’est le sculpteur animalier Clovis E.Masson qui réalisera le cheval du roi. En juin 1908, la statue est achevée et expédiée à Bangkok où elle arrive en temps voulu pour la cérémonie de novembre.
Source : Le Petit Journal